Volume 1 : Au-delà de l’horizon : les intérêts et l’avenir du Canada dans l’aérospatiale – Novembre 2012

Partie 3
Analyse et recommandations (suite)

Chapitre 3.3
Tirer parti de l'approvisionnement public

Même si les budgets de défense diminuent dans de nombreux pays occidentaux en raison des compressions budgétaires, les dépenses gouvernementales au titre des aéronefs sont considérables partout dans le monde. La grande majorité de ces dépenses portent sur des aéronefs et des équipements militaires, mais certains achats sont destinés aux services de police, aux organismes d'intervention d'urgence et à d'autres organisations similaires. Comme les règles commerciales internationales contiennent certaines exceptions pour les approvisionnements liés à la sécurité, les gouvernements des pays où des entreprises produisent des aéronefs et des systèmes militaires font généralement leurs achats sur leur marché intérieur, créant ainsi des retombées industrielles à la grandeur de la structure industrielle de leur économie. Par exemple, l'armée des États-Unis « achète américain » pour tous les aéronefs de combat. Il en va généralement de même pour les forces armées des autres pays dotés de constructeurs d'avions de combat à réaction, notamment la Russie, la Chine, la France et la Suède.

Toutefois, un pays comme le Canada doit habituellement acquérir ses aéronefs militaires auprès d'entreprises étrangères. Compte tenu de cette réalité — et du fait que le secteur canadien de l'aérospatiale pourra prospérer uniquement s'il est à la fine pointe de la technologie et bien intégré dans les chaînes d'approvisionnement mondiales —, il est essentiel que le Canada tire parti des approvisionnements publics pour renforcer son secteur de l'aérospatiale, comme le font tous les autres pays.

Les approvisionnements publics liés à l'aérospatiale devraient être planifiés et exécutés en visant trois objectifs : fournir aux membres des Forces canadiennes, de la Garde côtière canadienne et de la Gendarmerie royale du Canada des produits répondant à leurs besoins opérationnels, faire en sorte que le contribuable canadien en ait pour son argent, et renforcer l'assise industrielle et technologique du pays.

Il s'est avéré difficile d'atteindre ces objectifs de façon équilibrée au Canada.

Les efforts déployés pour réaliser les deux premiers objectifs nécessitent des responsabilités claires et des mécanismes de contrôle au sein des ministères et organismes fédéraux. Les organisations utilisatrices — les Forces canadiennes pour les aéronefs militaires, la Garde côtière canadienne pour certains aéronefs de recherche et sauvetage, et la Gendarmerie royale du Canada pour les aéronefs de police — devraient formuler leurs besoins opérationnels à un niveau relativement général, tandis que Travaux publics et Services gouvernementaux Canada devrait diriger des processus d'appel d'offres et de sélection transparents définissant des échéanciers clairs et fermes pour avoir l'assurance que les militaires, les gardes côtiers et les gendarmes disposeront en temps utile de l'équipement dont ils ont besoin. Dans la mesure du possible, les entreprises devraient pouvoir proposer une gamme d'options répondant aux besoins opérationnels des utilisateurs. Si la description de ces besoins dévie vers des spécifications trop détaillées, cela peut donner l'impression que l'acheteur veut se procurer un produit précis auprès d'un fournisseur précis. Il existe une perception parmi certains membres de l'industrie que les décisions en matière d'approvisionnement ont été influencées par le fait que l'acheteur connaissait bien certains équipements ou que certains aéronefs sont déjà utilisés par les plus proches alliés du Canada. Que cela soit fondé ou non, une telle perception peut avoir une incidence sur la concurrence, les coûts et la crédibilité. Or, on peut l'éviter — ou tout au moins l'atténuer — en mettant en place des processus d'approvisionnement bien conçus et bien exécutés.

« Le Canada a une industrie aérospatiale vigoureuse qui se classe au cinquième rang mondial. La plupart des activités aérospatiales menées au pays portent sur des produits commerciaux ou à double usage. Cependant, en ce qui a trait aux produits destinés à l'aviation militaire, sur lesquels porte la plus grande partie des approvisionnements publics liés à l'aérospatiale, l'assise industrielle canadienne est très limitée, si bien que le gouvernement doit se tourner vers l'étranger pour la majorité des grands projets d'acquisition. Il est donc impératif que l'industrie et l'économie nationale puissent tirer parti au maximum de ces investissements à l'étranger. »

Rapport final du Groupe de travail sur l'approvisionnement public lié à l'industrie aérospatiale, septembre 2012.

Le gouvernement peut aider à atteindre le troisième objectif — renforcer l'industrie canadienne — en exigeant que les entreprises qui remportent des contrats d'approvisionnement investissent dans le secteur de l'aérospatiale. À l'échelle internationale, il est de pratique courante d'obliger les fournisseurs étrangers à « compenser » les coûts d'acquisition de matériel militaire en faisant des dépenses dans le pays acquéreur. En fait, le Canada a été l'un des premiers à imposer cette exigence. Depuis le milieu des années 1980, des compensations ont été obtenues au pays grâce à la Politique des retombées industrielles et régionales (RIR), qui oblige les entreprises remportant des contrats publics dans le secteur de la défense à dépenser au titre de biens et services canadiens un montant équivalent à la valeur du contrat.

Les mérites des RIR sont toutefois très controversés. Un rapport spécial sur l'approvisionnement publié à l'issue de l'Examen du soutien fédéral de la recherche-développement demandait d'ailleurs au gouvernement d'utiliser plus efficacement les approvisionnements publics pour soutenir les entreprises canadiennes et stimuler l'innovation. Des travaux additionnels ont été commandés en vue déterminer comment cela pourrait être réalisé en pratique.

L'approvisionnement peut aussi renforcer l'industrie canadienne lorsque les entreprises nationales assurent sur une base continue une part appréciable de l'entretien et de la réparation des aéronefs acquis. Par le passé, des entreprises canadiennes ont ainsi tiré des avantages d'avoir pu assurer le soutien en service d'avions destinés à l'Aviation royale canadienne, en utilisant les données d'ingénierie et techniques fournies par les avionneurs. De cette façon, ces entreprises bénéficiaient d'une source de revenus stable, et elles ont pu acquérir une capacité de pointe en conception et en ingénierie qu'elles pouvaient faire valoir auprès de clients éventuels au Canada et à l'étranger. Cette pratique a également donné au Canada l'autonomie accrue nécessaire pour permettre à son armée de l'air de continuer à voler en réduisant le risque que ses aéronefs soient immobilisés au sol en cas de crise parce que les installations de soutien en service à l'étranger, trop occupées à réparer des appareils de leur propre pays, ne pourraient effectuer les réparations et l'entretien essentiels sur les appareils canadiens. Enfin, cet arrangement a permis d'adapter l'équipement aux conditions et aux besoins opérationnels canadiens.

On a toutefois récemment adopté un modèle de « centre de responsabilité unique », en vertu duquel le constructeur des aéronefs assure aussi des services d'entretien et de réparation. Ce changement découle de la combinaison de plusieurs facteurs, notamment :

  • la volonté des avionneurs d'élargir leurs secteurs d'activité, compte tenu du fait que le soutien en service offre des marges intéressantes, et leur réticence à transférer des données sur des technologies de pointe développées à l'issue d'années d'investissements et de travaux d'ingénierie complexes;
  • la volonté du ministère de la Défense nationale de favoriser un rendement fiable au lieu de payer « à l'acte » pour les réparations — et son évaluation selon laquelle les avionneurs sont les mieux placés pour faire l'entretien des aéronefs de façon fiable et à un coût raisonnable en raison de la complexité croissante de ces appareils.

Les entreprises canadiennes de soutien en service ont exprimé leurs craintes à l'égard du récent changement d'approche, qui pourrait selon certaines d'entre elles avoir des effets dévastateurs sur l'industrie nationale.

Dans ces deux domaines — les exigences relatives aux retombées industrielles et le soutien en service —, il est possible de modifier les politiques et les programmes afin que l'industrie canadienne et le gouvernement, en sa qualité d'acquéreur et d'utilisateur des aéronefs, obtiennent de meilleurs résultats.

Recommandation no 13 : Des engagements plus clairs, plus fermes et pris plus tôt à l'égard des retombées industrielles et technologiques

La majorité des intervenants s'entendent sur l'objectif visant à s'assurer que lorsque le gouvernement achète des aéronefs et de l'équipement aérospatial auprès de constructeurs, ceux-ci effectuent des dépenses qui profitent à l'économie canadienne. Mais il existe des questions concernant les meilleurs moyens de parvenir à cette fin.

Pendant ses 20 premières années d'existence, la Politique des RIR a été mise en œuvre de façon trop ad hoc. Des constructeurs d'aéronefs ayant l'obligation de générer des retombées ont reçu des crédits pour un large éventail d'acquisitions faites au Canada qui n'avaient pas assez contribué à renforcer l'assise technologique de l'industrie aérospatiale canadienne ou à préparer le pays en vue de soutenir la concurrence sur la scène mondiale.

Au cours des dernières années, des modifications ont été apportées à la politique en vue d'améliorer la situation. Mentionnons notamment une meilleure reconnaissance des travaux confiés aux entreprises canadiennes sur les grandes plateformes d'aéronefs vendues par le constructeur à l'échelle mondiale, travaux qui les aident à se tailler une place dans les chaînes de valeur mondiales; la mise à jour de la liste des technologies prioritaires; et la mise en place de mesures incitatives, grâce à des « multiplicateurs », pour la création de consortiums de recherche regroupant l'industrie et les établissements académiques.

Malgré ces améliorations, l'approche canadienne à l'égard des retombées industrielles découlant de l'approvisionnement laisse encore à désirer. Le principal problème tient au fait que l'obligation de faire des dépenses au Canada est imposée au moment de l'achat, mais que les fournisseurs, le gouvernement et l'industrie aérospatiale canadienne ne déterminent pas assez clairement la façon dont ces obligations seront respectées. Au fil des années, les constructeurs accumulent des obligations à dépenser dans d'autres pays où ils réalisent également des ventes — des obligations qui entrent en concurrence avec l'engagement de dépenser de l'argent au Canada. Avec le temps, il devient encore plus difficile de faire respecter les obligations des fournisseurs envers le développement de l'industrie canadienne et la croissance de l'économie du pays, alors même que le gouvernement offre des conditions de plus en plus généreuses dans le but d'attirer des retombées de qualité.

Il existe d'autres approches pour tirer parti des approvisionnements publics. Par exemple, la Stratégie nationale d'approvisionnement en matière de construction navale obligeait les soumissionnaires à présenter en détail les propositions de valeur de leur soumission pour l'industrie canadienne avant même que le contrat soit signé.

En négociant des plans de retombées industrielles et technologiques plus clairs et plus précis dès le début du processus d'approvisionnement — au moment où les pouvoirs de négociation du gouvernement sont à leur maximum —, on obtiendra presque assurément des résultats plus concrets et plus rapides.

Il est recommandé que lorsque le gouvernement cherche à faire l'acquisition d'aéronefs et d'équipement lié à l'aérospatiale, chaque soumissionnaire soit obligé de présenter un plan détaillé en matière de retombées industrielles et technologiques faisant partie intégrante de sa proposition, et qu'on accorde à ce plan un facteur de pondération dans le choix de la soumission retenue.

Chaque plan de retombées industrielles et technologiques devrait préciser clairement les activités que le fournisseur entreprendra au pays après la vente. Industrie Canada devrait diriger l'évaluation de ces plans d'action dans le cadre du processus de sélection des propositions, et cet aspect devrait représenter au moins 10 % du système de pointage utilisé pour classer les propositions.

Les critères d'évaluation des plans d'action devraient inclure la mesure dans laquelle, dans un délai défini et raisonnablement serré, ces plans renforceront le secteur canadien de l'aérospatiale, et plus précisément :

  • ses compétences en ce qui a trait aux technologies aérospatiales prioritaires;
  • sa capacité à innover grâce à une collaboration entre l'industrie et les chercheurs;
  • sa position dans les chaînes d'approvisionnement mondiales.

Plus un plan d'action favorise la réalisation de ces objectifs — grâce au recours à des systèmes et à des services perfectionnés d'entreprises canadiennes, au transfert technologique dans le contexte de relations commerciales, aux investissements dans la recherche et la démonstration de technologie, etc. —, plus son pointage devrait être élevé. Les évaluations peuvent aussi prendre en compte les débouchés pour les PME liés à un plan d'action — ce qui concorderait avec la Politique des RIR existante — dans la mesure où ces débouchés renforceraient la vigueur et la vitalité de la chaîne d'approvisionnement en aérospatiale canadienne.

Il y a longtemps que l'on aurait dû adopter une approche, à l'égard des plans de retombées industrielles et technologiques, exigeant des engagements clairs et détaillés à l'étape de la proposition. Mais cette approche présente plusieurs risques. Premièrement, il est possible que les soumissionnaires prennent des engagements impressionnants pour concrétiser une vente, mais qu'ils ne les respectent pas une fois le marché adjugé. On peut atténuer ce risque en formulant clairement des dispositions contractuelles qui autorisent le gouvernement à imposer des pénalités ou à réclamer des dommages-intérêts si les conditions prévues dans le plan d'action ne sont pas respectées.

Un deuxième risque tient au fait que la pression de présenter un plan d'action détaillé donnera lieu à un trop grand nombre de transactions de faible valeur. On peut atténuer ce risque en utilisant les critères susmentionnés dans le cadre de l'évaluation, en mettant en place des processus plus transparents qui laissent aux soumissionnaires suffisamment de temps pour élaborer un plan d'action ferme et crédible, et en donnant aux entreprises une plus grande latitude pour « mettre en banque » des investissements élevés au Canada pourvu qu'elles puissent faire la preuve que ces investissements ont été motivés du moins en partie par le marché prévu.

[traduction] « Le Programme des [retombées industrielles et régionales (RIR)] ne donne pas les résultats escomptés. Sous sa forme actuelle, il ne stimule pas vraiment le type de transfert de [propriété intellectuelle] ou de technologie voulus pour encourager l'innovation et les prouesses en matière d'exportation.

Cet état de choses s'explique en partie par le fait que le Programme, selon le système actuel de réussite ou d'échec, n'a guère d'incidence sur les décisions d'acquisition du gouvernement et que les entreprises le savent. D'après l'opinion répandue au sein de l'industrie, aucune entreprise ne court le risque qu'une proposition portant sur un produit ou un service désiré par [le ministère de la Défense nationale] soit rejetée en raison de la faiblesse du plan d'action en matière de RIR.

On peut donner plus de pertinence aux RIR en y attribuant un poids dans le processus d'approvisionnement. Les entreprises commenceront alors à accorder davantage d'attention aux RIR et à les considérer comme un volet important de la proposition. […] En faisant de la proposition de développement industriel du Canada un facteur vraiment déterminant dans les soumissions, on créera les comportements appropriés. »

Association des industries canadiennes de défense et de sécurité, mémoire présenté dans le cadre de l'Examen de l'aérospatiale, annexe C.

Enfin, il y a un risque que l'évolution des circonstances rende moins pertinents et utiles des engagements qui étaient en apparence prometteurs au moment du processus de sélection des propositions. Des plans d'action trop précis et rigides peuvent empêcher de s'adapter aux changements observés dans les marchés, les moyens de production ou l'industrie canadienne elle-même. Pour se protéger contre ce risque, il est important que les dispositions contractuelles se rapportant aux plans de retombées industrielles et technologiques mettent l'accent sur les initiatives de durée moyenne. Des modifications contractuelles devraient être permises dans le cas de changements contextuels fondamentaux et de la venue de nouvelles technologies, pourvu que ces modifications concordent avec les objectifs des plans de retombées industrielles et technologiques, et qu'elles reçoivent l'assentiment du gouvernement et du fournisseur lié par l'obligation.

Recommandation no 14 : Une approche de partenariat pour le soutien en service

Les stratégies choisies pour le soutien en service des aéronefs acquis par le gouvernement doivent concourir à une double finalité : prévoir un seul centre de responsabilité afin d'assurer une performance durable des aéronefs et renforcer l'industrie aérospatiale canadienne.

En soi, ces objectifs ne sont pas incompatibles. Le gouvernement n'a pas à choisir entre l'avionneur et une entreprise canadienne de soutien en service pour fournir les services d'entretien et de réparation. Il peut plutôt mettre à profit l'effet de levier de ses acquisitions pour créer les conditions propices à l'établissement de relations commerciales mutuellement bénéfiques entre les constructeurs et les entreprises canadiennes.

Il est recommandé que lorsque le gouvernement cherche à faire l'acquisition d'aéronefs et d'équipement lié à l'aérospatiale, chaque soumissionnaire soit obligé de s'associer avec une entreprise canadienne pour le soutien en service et de fournir à cette dernière le travail et les données lui permettant de renforcer sa capacité interne et d'avoir accès aux marchés mondiaux.

Bien entendu, les parties définiraient elles-mêmes les modalités précises de chaque accord de partenariat, mais du point de vue de la politique publique, il est important que ces accords garantissent que le travail confié au partenaire canadien ne se limite pas à « plier des pièces de métal ». En outre, les accords devraient prévoir un vaste transfert de données techniques et de propriété intellectuelle sur une base continue, ce qui permettra à l'entreprise canadienne d'acquérir une expertise en ingénierie et en conception de manière à protéger les intérêts du Canada au chapitre de la sécurité tout en facilitant la participation de l'entreprise sur le marché mondial.

Par ailleurs, au moment de l'examen périodique des contrats d'approvisionnement existants, le gouvernement devrait vérifier s'il est possible de revoir les accords qui régissent le soutien en service afin que les entreprises canadiennes offrant ce type de soutien obtiennent davantage de données et se voient confier des tâches d'ingénierie et de conception plus complexes.

[traduction] « Les contrats de soutien en service sont généralement accordés aux fournisseurs de la plateforme (c.-à-d. les [fabricants d'équipement d'origine]), qui sont souvent des entreprises établies à l'étranger. En vertu des exigences contractuelles relatives aux retombées industrielles et régionales (RIR), une part importante des activités de soutien en service sera confiée en sous-traitance à des entreprises canadiennes. Toutefois, l'énoncé de ces exigences en matière de RIR ne précise généralement pas les tâches qui doivent être exécutées au Canada. Il est donc possible que les entreprises canadiennes se trouvent reléguées à des travaux ayant une faible valeur intellectuelle — qui ne les aideront pas à préserver des capacités essentielles dans le domaine de la défense ni à appuyer le maintien et la croissance de l'industrie canadienne. »

Cogint, Approaches to In-service Support (ISS), Optimized Weapon System Support (OWSS) and Single Point of Accountability (SPA), rapport de recherche commandé dans le cadre de l'Examen de l'aérospatiale, juillet 2012.